Je suis femme plus que trans – Premiers éléments pour une élaboration

En tout premier lieu, il est bon de rappeler que ce texte n’a pas vocation à être une théorie achevée, un système complet. Il est le résultat d’un cheminement théorique et politique personnel partant de mon expérience propre de transition, mon vécu actuel et quotidien. Je ne sais pas du tout comment je politiserai mon expérience dans 6 mois, 1 an, 5 ans. Peut-être bien que je nuancerais ces propos, peut-être que je les renierais.

Comme je l’ai écrit ici, « Je veux avoir un blog pour explorer les possibles, tâtonner, revenir en arrière, chercher des réponses sans forcément les trouver ». Je suis une femme trans blanche, classe moyenne, normée physiquement, hormonée depuis près de 2 ans. Ce texte contient forcément des biais, une parole étant presque toujours située. Je suis partie de mon vécu, de mon expérience, des conversations avec d’autres personnes trans, de leurs élaborations, de mes lectures… Encore une fois, ce n’est pas un manifeste.

J’ai écrit ce texte il y a quelques mois, j’ai effectué quelques corrections pour le mettre en ligne. Le voici.

Très vite, quand on discute transidentité et transition de genre, on peut croiser des discours qui bâtissent une fausse opposition entre « transition sociale » et « transition médicale ». Cette opposition n’a pas de sens.

En effet, une transition médicale, qui peut passer par un traitement hormonal ou des opérations chirurgicales a de fait des conséquences sociales : Elle change la façon dont la personne est perçue par la société, par le reste de la population, puisque son corps change, puisque son corps se féminise ou se masculinise sous l’influence des hormones.

Nous devons dépasser cette fausse opposition. C’est pour cette raison que je définis la transition sur deux plans :

— les démarches ou procédures mises en place par la personne pour être vue, lue, perçue, traitée dans son genre de destination.

— la réassignation à une classe de sexe (ou genre) provoquée, engendrée par les démarches ou procédures en question.

La transition est l’ensemble du processus de réassignation à une classe de sexe, processus qui comprend les démarches de la personne pour être perçue dans son genre de destination, dans son genre souhaité (féminin pour une femme trans, masculin pour un homme trans), et le résultat de ces démarches. Tout ce que je peux faire pour que la société me voit et me considère comme une femme et le fait qu’aujourd’hui la société, les autres me considèrent comme une femme.

Quelle que soit la transition effectuée (MT*, FT*, etc.), quel que soit le ressenti de la personne et sa façon de le politiser, c’est cette expérience de changement de classe de sexe, de réassignation à une classe de sexe que partagent toutes les personnes trans ; et ce, quelle que soit leur autodéfinition.1

Elle permet d’évacuer la question du ressenti, forcément individuel et individualisant, forcément atomisant et empêchant la construction des solidarités concrètes. Dépolitisante, cette focalisation sur le ressenti individuel porte en elle le risque de transformer les cadres collectifs, les associations en simple groupes de parole incapables d’apporter les ressources nécessaires pour transitionner (accès aux praticiens, aides pour le changement d’état-civil, etc.).2

J’ai transitionné, je transitionne encore. J’ai cette expérience de la transition, de la réassignation à une classe de sexe. Je suis une femme trans.

J’ai aussi cette chance d’avoir un parcours de transition plus simple que d’autres. Si celui-ci est favorisé par le fait que je suis blanche, de la classe moyenne, avec un emploi stable, il n’est pas une exception. Un parcours de transition n’est pas que la vallée des larmes promise par les récits misérabilistes comme les aiment les cis et leurs médias. Pauline Clochec explique très bien le rôle politique de ces représentations qui visent à présenter toute transition comme forcément « vouée à l’échec »3.

Il est évident qu’on ne peut décemment pas non plus présenter la transition comme un chemin pavé de fleurs. Une transition MTF, c’est aussi une dégringolade sociale, une expérience de transfuge de classe vers une classe inférieure4. Quand la transition s’accumule avec l’expérience d’autres oppressions subies, la transphobie est plus violente, et il est plus difficile pour celles qui la subissent d’envisager une issue positive. Je pense en particulier aux femmes migrantes ou réfugiées, aux femmes racisées, aux femmes contraintes au travail du sexe, aux femmes des classes populaires ou psychiatrisées… Nos mortes sont souvent des femmes trans appartenant à ces catégories de la population.

Au quotidien, si je vis toujours avec la trouille ancrée au cœur d’être « démasquée », je ne vis pas la transphobie. Je vis la misogynie, le sexisme, mais pas la transphobie. Et j’ai parfaitement conscience qu’une fois identifiée ou réidentifiée par le public en face comme femme trans, le traitement social que je vais subir va changer. Mais comme j’ai dit, au quotidien je vis la misogynie, le sexisme, mais pas la transphobie.

J’ai « glissé » vite dans une identité sociale de femme, j’ai très vite été identifiée comme femme. Je n’ai pas connu l’entre-deux, le « tu es une femme ou un homme ? ». J’ai eu cette chance grâce à mes coordonnées sociales, mais je sais que je ne suis pas la seule dans ce cas. J’ai pu le constater en rencontrant d’autres personnes trans, d’autres femmes trans, de différents backgrounds, en échangeant avec elles. Il y a évidemment un tas de paramètres qui sont entrés en jeu, qui ont fait que le passage de la classe des hommes à la classe des femmes a été plus ou moins rapide, plus ou moins compliqué, mais sur la durée ce passage a fini par se faire pour chacune.

C’est pourquoi je pense que nous ne sommes pas condamnées à perpétuité à cet entre-deux et à la transphobie afférente. D’ailleurs, il est significatif que la majorité des femmes trans (et des personnes trans de manière générale) tendent à quitter les milieux trans une fois leur parcours de transition suffisamment avancé. Leurs besoins à partir de leurs vécus ont évolué, elles ne vivent plus la transphobie ou plus de la même façon. Les personnes trans se voient être réassignées à une classe de sexe. Elles subissent le traitement social en rapport avec leur genre de destination, traitement social qui n’est jamais détaché des autres oppressions subies. Par exemple, un homme trans racisé qui cispasse est beaucoup plus susceptible de subir le harcèlement policier, les violences policières qu’un homme trans blanc.

Quant à moi, je suis plus femme que trans. Identifiée femme, c’est le sexisme que je subis prioritairement comme je l’ai écrit. Le harcèlement de rue que je subis, c’est parce que je suis identifiée comme femme. L’infantilisation permanente, c’est parce que je suis identifiée comme femme. Me faire couper la parole dans les réunions, militantes ou professionnelles, c’est parce que je suis identifiée comme femme. Être renvoyée à un rôle d’hôtesse d’accueil par les invités lors d’évènements professionnels sur le terrain, c’est parce que je suis identifiée comme femme5. C’est parce que les gens autour, et en particulier les hommes, m’identifient comme étant une femme, qu’ils me (mal)traitent comme ils (mal)traitent une femme (ou du moins, qu’ils me traitent comme une femme blanche. Ne subissant pas le racisme, je ne subis pas le traitement social que pourrait subir une femme racisée.).

Cette réassignation à une classe de sexe entraîne de facto une socialisation genrée. Je ne me suis pas dite « Pas question de me soumettre, je ne me laisserais pas faire comme les autres filles » et pu continuer sur cette voie. Je ne me suis pas non plus dite que « les femmes sont soumises donc pour être une « vraie femme », je dois être soumise ». C’est le traitement social que j’ai subi dès lors que j’ai été perçue et identifiée comme femme qui fait qu’aujourd’hui j’ai tendance à me mettre en retrait, qui fait que j’ai perdu en confiance en moi, qui fait que je doute de mes capacités et notamment de ma formation politique (après pourtant presque 15 ans de militantisme à l’extrême-gauche, d’animation de grèves étudiantes, de syndicalisme, etc.), qui fait que je suis moins capable de participer aux débats houleux, qui me fait intégrer que l’espace public n’est pas un lieu où j’ai la place, qui me fait vivre avec l’épée de Damoclès de la sanction sexiste au quotidien dès lors que « je vais trop loin ». Ce traitement social subi est une socialisation, une socialisation genrée. Et pour moi, c’est une illustration comme quoi les socialisations genrées durent toute une vie (et ne se résument pas à l’enfance). C’est aussi et surtout une illustration qu’en tant que femmes trans, nous connaissons de facto une socialisation féminine.

Ce qui fait l’appartenance à un genre, au final, c’est peut-être bien d’y être assigné par les autres, par la société ; et, de par cette assignation, de subir le traitement qui en découle, qu’il soit positif ou négatif. Ce qui fait de nous des femmes, ce n’est pas simplement (ou pas uniquement) notre « genre intérieur profond » et notre ressenti, mais c’est d’être socialement vues, lues, perçues, traitées comme des femmes. Cis ou trans, c’est un vécu que nous partageons entre femmes.

C’est parce qu’elles ignorent ce vécu (voire refusent de le reconnaître) que nombre de personnes cisgenres qui se veulent bienveillantes nous glissent toujours à part du reste des femmes. Même lorsqu’elles portent un discours « il faut inclure les femmes trans », elles nous présentent toujours comme « des femmes à part », « des femmes avec un truc en plus ». Elles concèdent que nous sommes « victimes du patriarcat », mais pas que nous subissons du sexisme, uniquement de la transphobie. Le patriarcat nous sanctionnerait simplement comme il sanctionne les hommes efféminés. Et ce dont nous souffrons, dans la société contemporaine, c’est de « ne pas être reconnues dans [notre] identité ». « Victimes du patriarcat », nous sommes ainsi des « femmes-trans », des « minorités de genre », des « non-mecs-cis », voire « des merveilles » ; mais pour ces bon·ne·s allié·e·s nous ne sommes jamais des « femmes ».

Ce discours qui se veut inclusif et bienveillant part d’un postulat simple, et très clairement nocif : les femmes trans ne passent jamais, ne passeront jamais. Les femmes trans ressembleront toujours à des hommes travestis6, faciles à identifier comme tels. Et le fait de ne jamais vraiment ressembler de « vraies femmes » privent les femmes trans de cette expérience, de ce vécu du sexisme. Comme elles ne ressembleront jamais à des « vraies femmes », elles ne pourront subir que la transphobie (voire l’homophobie), mais en aucun cas le sexisme.

Ce discours qui se prétend bienveillant et inclusif ne nous protège pas, ne nous protègera jamais contre les discours de certaines féministes transphobes. Celles-ci, qu’on appelle TERF7 ou GC8, sont heureusement encore ultra-minoritaires en France. Cela ne l’est empêche pas d’essayer depuis ces derniers mois d’imposer leur agenda politique qui vise à intimider les femmes trans, qui vise à les chasser, qui vise enfin à décourager les transitions. La tribune Toutesdesfemmes, signée par l’ensemble du mouvement féministe ainsi que du mouvement LGBTI français, a par ailleurs très bien répondu à ces attaques.

Ce discours se prétendant bienveillant et inclusif ne nous protège pas, ne nous protègera jamais. En effet, si nous femmes trans ne subissons pas le sexisme comme ces personnes le sous-entendent (voire l’affirment), il est logique que des féministes (pour ne pas dire « les » féministes) voulant principalement se concentrer sur la lutte contre le sexisme n’auraient pas d’obligation morale à nous inclure, à nous intégrer.

Si nous ne subissons que la transphobie, alors nous ne devons nous cantonner qu’à ce combat-là, et nous ne sommes que des alliées du combat contre le sexisme. L’autre conséquence logique de ces discours, c’est qu’il n’a aucune obligation pour les femmes cis de participer à notre lutte et de nous intégrer au combat contre les violences faites aux femmes.

Ces discours « inclusifs » partent du principe que les femmes trans ne sont pas concernées par les violences conjugales, par les violences sexuelles, par les violences médicales, par les féminicides, par l’exploitation du travail domestique et émotionnel ; car comme on l’a vu, nous ne serions « pas vraiment des femmes ».

Et puisque ces violences ne nous concerneraient pas, alors le discours nous accusant de parasiter le combat féministe, c’est-à-dire le combat des femmes pour leur émancipation, pour leur libération apparaît comme logique, comme de bon sens. Y répondre simplement « les femmes trans souffrent de transphobie »,« les femmes trans sont elles aussi des victimes du patriarcat » ne suffit pas.

À ce discours, il faut opposer tout autre chose. Un discours qui part de nos expériences concrètes, de notre vécu quotidien du sexisme. Un discours qui part de notre réassignation genrée, de notre réassignation à une classe de sexe, à la classe des femmes, et du traitement qui en découle. C’est ce discours qu’avec d’autres je veux aider à construire.

Un discours pour construire la sororité, que ce soit entre femmes assignées femmes à leur naissance ou femmes assignées femmes par leur parcours de transition. Dans les deux cas, nous subissons le sexisme et sommes exploitées et dominées par la classe des hommes. Dans les deux cas, nous subissons violences conjugales, violences sexuelles, violences médicales, harcèlement sexuel, exploitation du travail domestique et émotionnel, etc. Dans les deux cas, nous sommes des femmes.

Notes:

1 En un sens, ma définition ne tranche même pas le débat sur l’existence de la non-binarité et d’une éventuelle troisième classe de sexe, débat sur lequel tendent à s’engueuler les personnes trans. En effet, elle permet également d’imaginer une transition qui permettrait à la personne d’être perçue comme « ni homme ni femme », d’être perçue selon une identité non-binaire comme elle le souhaite.

2 Il faut aussi noter que les discours portés par les personnes trans pour expliquer le « pourquoi je veux transitionner ? » est toujours construit (ne serait ce que partiellement) par rapport au regard des cis, du corps médical, des familles pour se justifier, obtenir du soutien, obtenir un accès aux traitements hormonaux… Jugé ancré sur des stéréotypes de genre par les transphobes, il est souvent indispensable face aux biais et préjugés des médecins. Pour ces raisons, nous devons privilégier une approche plus pratique et concrète : Etre trans, c’est transitionner (ou envisager de le faire), à savoir entamer toutes les démarches pour être perçu dans son genre de destination ; c’est vivre cette expérience concrète.

3 Initialement publié sur le blog Questions Transféministes, il a été repris ici.

4 Comme le démontrent les travaux d’Emmanuel Beaubatie.

5 On pourrait même se demander si dans certains territoires où j’ai à intervenir dans le cadre professionnel, le fait même que mes interlocuteurs ont probablement du mal à conceptualiser la transidentité favorise le fait d’être perçue (et donc traitée) comme femme, plus qu’en milieu urbain « déconstruit », queer, militant…

6 Le fameux « travelo pathétique » dont parle Julia Serrano dans son Manifeste d’une femme trans.

7 « Trans-Exclusionary Radical Feminists », ou « Féministes Radicales Excluant les Trans ». On pourrait questionner leur caractère « féministe radical » quand ces féministes transphobes portent un discours essentialiste et biologisant et s’associent à l’extrême-droite et aux chrétiens intégristes aux USA et au Royaume-Uni d’une part ; et d’autre part quand on connaît les positions sur la transidentité des théoriciennes féministes radicales comme Andrea Dworkin ou Catharine MacKinnon.

8 Elles s’autoproclament GC, « Gender Critical » ; « Critique du Genre ». Cette étiquette est plutôt cocasse quand on sait que c’est le principe même du féminisme de « critiquer le genre » en tant que système de domination, mais surtout quand ces féministes transphobes portent des discours dignes des plus belles envolées de La Manif Pour Tous contre la « Théorie du Genre »…

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