La dette transféminine

Il y a un concept que j’ai vu émerger ces dernières semaines sur les réseaux sociaux (notamment sur le compte Twitter de May « Bunny » Peterson alias Maidensblade) et qui peut avoir sa pertinence. Ou du moins, c’est un concept qui mérite d’être discuté. C’est celui de « dette transféminine ». Il est important de préciser, avant de déployer ma réflexion sur le sujet, qu’il ne doit en aucun cas remplacer celui de « transmisogynie ». Il n’est qu’un aspect de cette dernière. Peut-être le plus cynique, le plus masqué.

Comme je comprends ce concept, je le définirai ainsi: Les femmes trans doivent payer ad vitam aeternam le fait « d’avoir été des hommes », c’est là leur dette. Elles ont l’obligation de démontrer à échéances régulières qu’il ne reste plus en elles un seul gramme de leur « passé d’hommes », de leur pseudo-socialisation masculine.

Tout leur comportement, toute leur façon d’être au monde est vue et analysée au travers de ce passé. Tout en elles est susceptible d’être utilisé pour les renvoyer à un statut « d’homme », et pire encore, à un statut « d’homme déchu » (donc moins respectable et moins respecté).

Au cours de leur resocialisation genrée, les femmes trans se retrouvent donc à devoir investir ce rôle de femme, au sens domestique du terme. Leur rôle est de devoir prendre soin du reste de la communauté trans (en particulier des hommes trans et des personnes non-binaires assignées femmes à la naissance). Tout le travail du care repose sur leurs épaules, elles se voient ainsi exploitées. Je renvoie à l’excellent article d’Emma ici.

D’où vient cette exploitation ? Quel est son rôle ? Les femmes trans, poussées à se sentir coupables d’avoir « été des hommes », (sur)investissent le rôle de mères de la communauté trans, des communautés queers de manière générale, espérant rembourser à brève échéance leur dette transféminine. Mais là est le piège. La dette ne s’éteint jamais.

Tout étant prétexte à renvoyer les femmes trans à leur « passé d’hommes », à tout moment une nouvelle offense est trouvée. Cette offense permet d’imposer une nouvelle dette à rembourser, sous le chantage du cancel et du call-out transmisogyne. Des fois, elles n’ont même pas besoin de faire quelque chose pour déplaire.

Elles doivent ainsi s’excuser de leur hyper-visibilité, qui leur fait « voler la vedette » aux hommes trans ou aux personnes non-binaires assignées femmes à la naissance. Alors que c’est justement cette hyper-visibilité qui est source de leur fétichisation sexuelle, de leur mise en danger physique au travers des agressions et des assassinats, les femmes trans sont accusées de prendre la lumière par un renversement vicieux. Et le même renversement vicieux les culpabilise en expliquant que leur hyper-visibilité vient de leur « socialisation masculine » qui leur a enseigné à occuper tout l’espace, s’imposer, silencier les autres.

En fin de compte, les femmes trans se retrouvent à naviguer entre deux rôles. Elles sont au choix les martyres, les mères sacrificielles qui se mettent au service de la communauté sans rien revendiquer pour elles. La représentation parfaite est Marsha P. Johnson. Je sais que les queers aiment d’autant plus la citer en exemple qu’elle est morte. A l’image des anti-féministes qui aiment les grandes féministes mortes, je ne suis pas sûre qu’ils ne chercheraient pas à la marginaliser aujourd’hui. Si elles ne veulent pas embrasser ce rôle de mère sacrificielle et de femme dévouée, alors elles sont des monstres pervers qu’il faut écraser, qui sont contre-nature. Si on prend un peu de recul, il est facile de constater qu’il s’agit d’une actualisation, d’une adaptation à la question trans de l’opposition entre la sainte et la putain, classique de l’anti-féminisme inspiré du christianisme.

L’autrice de cette article a justement une expérience personnelle assez récente de cette dynamique. Cela s’est produit au sein d’un cadre collectif féministe. Le plus surprenant, c’est que les balles, les agressions transmisogynes ne sont pas venues de l’organisation féminisme mainstream, majoritairement cis. Loin de là. Les balles, les agressions transmisogynes sont au contraire venues d’organisations qui se veulent radicales, inclusives à fond, queers et vénères. Les balles, les agressions transmisogynes sont au contraire venues d’organisations qui se disent en première ligne contre les TERFs et les SWERFs, qui font de la défense sonore, vocale des personnes trans un élément de leur identité (et de distinction vis-à-vis des autres groupes), tout en étant majoritairement cisgenres…

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